Exposé du problème
Un autre problème lié aux réseaux sociaux est celui des 'e-injures', voire des propos qui nuisent à l’entreprise ou à la bonne entente entre les collègues.
Ici deux principes s’opposent, à savoir d’une part la liberté d’expression du travailleur et d’autre part le devoir de loyauté du travailleur envers son employeur.
Tout citoyen a le droit de s’exprimer librement. Mais cette liberté connaît des limites et le travailleur ne peut pas en abuser.
Le devoir de loyauté du travailleur envers l’employeur implique en effet que l’exercice de la liberté d’expression dans le cadre de la relation de travail puisse être plus limité qu’en dehors de celle-ci.
Ainsi, le droit de critique du travailleur doit s’exercer de manière raisonnable, en tenant compte du bon fonctionnement de l’entreprise.
Dès lors, à partir du moment où le travailleur formule ses critiques de façon
injurieuse[1], ou qu’il en fait une publicité telle que cela pourrait nuire à la réputation de l’entreprise[2], la jurisprudence va considérer que ces critiques/injures sont fautives et peuvent justifier un licenciement pour motif grave.
Quand il s’agit de critiques émises par un travailleur sur un réseau social, il ne sera pas toujours facile de déterminer si l’on a réellement affaire à des injures. En effet, les propos tenus sur les réseaux sociaux ont ceci de particulier qu’ils peuvent parfois s’apparenter à des échanges verbaux, de par leur caractère spontané et de par la rapidité des échanges, ce qui peut amener une personne à ne pas toujours nuancer suffisamment ses propos[3].
Il peut par ailleurs être difficile de déterminer si l’auteur d’un message publié sur un blog ou sur un réseau social a réellement eu l’intention de le rendre 'public'. Il existe sur tout réseau social un système de paramétrage de confidentialité (messages accessibles uniquement "aux amis", ou "aux amis d’amis", etc). Mais les utilisateurs des réseaux sociaux n’ont pas toujours pris la peine de configurer les paramètres de sécurité de leur "page", et de ce fait, cette "page" devient accessible à tout un chacun…
Que dit la jurisprudence ?
Tribunal du Travail de Namur, 10 janvier 2010
Une travailleuse avait émis des propos acerbes à l’égard d’une de ses collègues lors d’une discussion sur Facebook entre collègues. Averti, son employeur l'avait licenciée pour motif grave. Le tribunal n’a pas accepté le motif grave, prenant en compte le caractère tendu et conflictuel entre ces deux travailleuses, qui pouvait expliquer l’agressivité des propos tenus.
Cour du Travail de Bruxelles, 4 mars 2010
Un travailleur protégé avait proféré des critiques menaçantes et agressives à l’égard de son employeur sur une page Facebook créée par un groupe de travailleurs de l’entreprise et reprenant le nom et le logo de l’entreprise. Le tribunal a estimé qu’il ne s’agissait pas d’insultes fautives, car ce travailleur ne pouvait pas se douter du caractère public de la page Facebook sur laquelle il avait posté ses critiques[4] et que par ailleurs, ses propos n’étaient que "l’expression d’un profond malaise et d’une certaine impuissance face à une situation vécue comme injuste et intolérable."
Tribunal du Travail de Louvain, 17 novembre 2011
Un employé d’une société cotée en bourse avait émis sur sa page Facebook un grand nombre de critiques à l’encontre de son employeur, notamment juste après la publication des résultats financiers de l’entreprise. Cet employé avait en outre usurpé sa fonction en mentionnant sur son profil Facebook une fonction plus élevée que celle qu’il exerçait effectivement. Le tribunal a accepté le motif grave, estimant que s’agissant d’une société cotée en bourse et donc fortement soumise au risque des rumeurs négatives, l’employé ne pouvait pas ne pas savoir quel serait l’impact de ses critiques pour l’employeur d’autant plus qu’il avait publié ses critiques juste après que l’entreprise ait publié ses résultats financiers et ce, justement dans l’intention de rassurer les marchés financiers.
Le Tribunal a par ailleurs conclu, dans cette affaire, qu’il n’y avait aucune violation de la vie privée du travailleur étant donné que la page Facebook du travailleur était accessible à tout un chacun, sans aucun paramètre de confidentialité.
Cour du Travail de Bruxelles, 3 septembre 2013
Dans cette affaire, le travailleur (cadre) d'une société cotée en bourse a posté des commentaires critiques et sceptiques au sujet de la politique et des résultats financiers de l'entreprise sur la partie publique de sa page Facebook. De ce fait, il a été licencié pour motif grave. La Cour du travail reconnaît le bien-fondé de ce licenciement car le travailleur devait savoir que des personnes autres que ses amis pouvaient avoir accès à ces données.
Cependant, l'employeur a enfreint la loi[5] en prenant connaissance d’informations qui ne lui étaient pas personnellement destinées. Le juge a néanmoins estimé que ces données pouvaient être utilisées à titre de preuve, étant donné qu'il n'a pas été porté atteinte à la fiabilité de la preuve ni au droit à un procès équitable.
Cour du Travail de Bruxelles, 14 juillet 2014
Une travailleuse, responsable de la communication, en incapacité de travail de longue durée, est licenciée pour motif grave peu de temps après avoir annoncé sa grossesse et ce, suite à un tweet inapproprié.
Les parties au contrat de travail se doivent respect et égards mutuels. D’autant plus que le contrat de travail de la travailleuse précisait qu’elle acceptait de s’abstenir de discréditer l’entreprise pendant ou après la fin du contrat de travail. Il y a donc lieu de trouver un équilibre entre la liberté d'expression du travailleur et la loyauté dont il doit faire preuve à l'égard de son employeur.
Dans ce cas précis, la travailleuse qui, dans un tweet, manque de respect à l'égard de son employeur et nuit à son image publique commet une faute grave.
La travailleuse ne pouvait, par ailleurs pas ignorer le caractère publique de ces messages puisque, en tant que spécialiste de la communication, elle devait savoir que le tweet inapproprié était accessible au public.
Tribunal du travail de Bruxelles, 12 septembre 2014
Dans cette affaire, le tribunal a dû se pencher sur la problématique de savoir si les critiques émises à l’encontre d’un employeur et postées sur le "mur" Facebook d’une travailleuse (Coordinateur Sécurité Générale), accessible à ses amis et aux amis de ses amis, tombent sous la protection du droit à la vie privé.
Le tribunal va considérer que le licenciement pour motif grave est fondé et ce, sur la base que la travailleuse n’a jamais fait usage des canaux internes afin de communiquer les problèmes auxquels elle était confrontée (culture d’entreprise, conditions de travail, …), mais a par contre utilisé un "forum public" pour les porter à la connaissance de ses amis et des amis de ses amis, dont des collègues et des clients.
Cour du travail de Liège, 16 octobre 2015
La Cour considère que constitue un motif grave le fait pour un travailleur d’avoir émis , lors d’un évènement privé, des critiques sévères à l’encontre de son employeur.
Le travailleur occupait une position élevée dans l’entreprise et se rendait coupable d’une attitude négative dans le cadre de ses fonctions, en remettant publiquement en cause son employeur.
L’employeur a plusieurs fois pointé du doigt cette attitude lors d’évaluations du travailleur.
Lors d’une évènement privé, le travailleur se confie à l’un des invités qui est également client de l’entreprise dans laquelle il travaille, sur sa situation professionnelle et critique violemment son employeur.
Le client en avise un cadre supérieur de l’entreprise et confirme la teneur de la conversation par écrit. S’en suit la rupture du contrat de travail pour motif grave.
La Cour a considéré que le fait que les critiques interviennent dans le cadre de la vie privée du travailleur n’a que peu d’importance. Vu l’ampleur des critiques, le manque de respect envers ses collègues et sa hiérarchie et l’atteinte portée à la réputation de l’entreprise et que les critiques ont été adressées à un client, la Cour a reconnu la gravité des faits.
Cour du travail de Mons, 27 avril 2018
Un délégué syndical a été licencié pour motif grave dans le cadre d’un conflit social au sein de l’entreprise. Il avait, en effet, brisé le pare-brise du directeur et versé de l’eau sur sa tête. Le délégué syndical avait également diffusé des représentations caricaturales de son employeur sur Facebook.
Concernant les publications Facebook, l’employeur a estimé qu’elles le dénigraient personnellement dans la mesure où il était directement nommé et où elles portaient atteinte à son autorité. Le délégué syndical, quant à lui, n’a pas contesté être l’auteur de la publication. Néanmoins, il a estimé avoir agi conformément à son droit à la liberté d’expression et a souligné le fait que son compte Facebook était privé.
La Cour a estimé que les caricatures publiées sur Facebook sont offensantes et portent atteinte à l’autorité de l’employeur. Le droit à la critique a donc été exercée de manière fautive.
La Cour souligne que le fait que le compte Facebook soit privé est sans importance. En effet, les informations publiées sur une page Facebook à laquelle tout internaute a accès, voire même celles dont l’accès est ouvert aux « amis des amis » du titulaire du profil, perdent leur caractère privé. Quant à celles accessibles aux seuls « amis » du travailleur, elles seront considérées comme publiques lorsque leur nombre est important ou lorsque certains d’entre eux font partie du personnel de l’entreprise. Ce qui était le cas en l’espèce, vu que la publication du délégué syndical a été commentée par un collègue.
Quel enseignement peut-on tirer de cette jurisprudence ?
Les cours et tribunaux procèdent chaque fois à une analyse détaillée des circonstances concrètes de l’affaire avant de se prononcer : caractère public des critiques, fonction du travailleur, climat social dans l’entreprise, caractère agressif ou insultant des critiques.
On peut également constater que les juges sont de moins en moins enclins à la clémence quant à une prétendue ignorance du caractère public des réseaux sociaux et du paramétrage de confidentialité.
En tant qu’employeur confronté à des critiques sur son entreprise sur un réseau social de la part d’un de ses travailleurs, il convient toutefois de rester très prudent avant d’envisager des sanctions, car comme la jurisprudence tient compte de toutes les circonstances concrètes de l’affaire, il n’est pas certain que le juge approuvera les mesures prises par l’employeur.
Un travailleur peut émettre des critiques à l'égard de son employeur, mais la critique ne peut pas être insultante. La critique ne peut par ailleurs pas être (trop) divulguée, afin de ne pas nuire à l'image de l'entreprise ou de ne pas miner ou porter préjudice à l'autorité de l'employeur. Le travailleur ne peut pas non plus rendre publics des secrets de fabrique ou d'affaires, au vu de son obligation de discrétion vis-à-vis de l'employeur. Enfin, il faut tenir compte de l'accessibilité des déclarations du travailleur. A-t-il réellement eu l'intention de rendre celles-ci 'publiques' sur un blog ou facebook[6]
Que peut-on faire à titre préventif ?
Face à un tel problème, deux mesures préventives peuvent être envisagées par l’employeur :
- Prévoir des règles relatives à la participation aux médias sociaux. L’employeur peut en effet légitimement mettre en place un "code de conduite" à suivre par ses travailleurs, même en dehors des heures de travail. Ce code de conduite permettra par ailleurs d'éviter la divulgation d'informations confidentielles, les atteintes aux droits d'auteur,… et responsabilisera lestravailleurs[7]
- Compléter la liste des faits pouvant être considérés comme un motif grave de rupture dans le règlement de travail. Il faut dans ce cas suivre la procédure de modification du règlement de travail
[1] Tribunal du travail de Liège, 16 décembre 2008.
[2] Tribunal du travail de Bruxelles, 9 juillet 1985.
[3] Notons toutefois que s’il s’agit d’un discours pénalement punissable (propos racistes, xénophobes, négationistes ou antisémites), le travailleur pourra sans conteste être sanctionné.
[4] Avec le développement de la jurisprudence, ce genre d’argument aura beaucoup moins de chance d’aboutir à l’heure actuelle.
[5] En l'occurrence, l’article 124 de la loi du 13 juin 2005 sur les communications électroniques.
[6] Il n'est pas exclu que les travailleurs invoquent leur ignorance à propos du caractère public des médias sociaux et à propos des réglages de confidentialité à l'appui de leur défense. Les juges acceptent néanmoins de moins en moins de reconnaître cette ignorance.
[7] Securex a rédigé un modèle de "règlement internet & médias sociaux", qui reprend notamment des dispositions spécifiques relatives à la participation aux médias sociaux. Ce modèle peut être obtenu en prenant contact avec un de nos Legal Advisor ou en surfant dans notre e-Shop (shop.securex.be).